19
Le lendemain, Oldma se présenta au palais des Orchidées accompagné de son assistant, Llermo, et d’une jeune femme à la flamboyante chevelure rousse.
— Que la lumière de Raâ soit sur vous, Seigneurs ! dit le vieil argonte. Vous connaissez déjà Mélina, qui supervise les projets architecturaux de Poséidonia. Suite à la disparition brutale de maître Palarkos, nous lui avons demandé de se renseigner sur ses activités. Et nous avons relevé quelque chose d’étrange. Mais elle vous expliquera cela mieux que moi.
La jeune femme s'inclina et déclara :
— En fait, il est possible que tout cela n’ait aucun rapport avec la disparition de maître Palarkos. C’était un architecte de grand talent, qui a collaboré à la construction de nombreux monuments, comme le dernier viaduc sur l’Acheloos. Mais, en étudiant les dossiers déposés au Sénat, j’ai découvert qu’il avait financé l’édification d’un temple dédié à Raâ, à une trentaine d’angles de Poséidonia.
— Pourquoi si loin ?
— Nous l’ignorons. Il nous avait présenté le projet comme un acte de foi personnel, dans lequel il avait engagé une bonne partie de ses biens. Sur le moment, cela ne nous a pas surpris. Nombreux sont les riches négociants qui utilisent leur fortune pour léguer un édifice religieux à la postérité. La plupart sont bâtis à la périphérie de la cité, mais il arrive qu’ils soient édifiés dans des lieux éloignés, où les donateurs ont vécu une expérience exceptionnelle.
En soi, le fait n’avait rien de surprenant. Les Atlantes avaient parfois coutume de s’isoler dans un endroit désert afin de se livrer à la méditation. Ils tentaient, par cette pratique, d’obtenir la réponse à de graves questions personnelles. Lorsqu’ils obtenaient satisfaction, ils remerciaient les dieux en élevant sur place une statuette, voire un monument. Les temples étaient plus rares, car il fallait disposer d’une fortune considérable pour les bâtir, mais ce n’était pas la première fois que cela se produisait. Et Palarkos, l’un des hommes les plus riches de Poséidonia, jouissait de moyens importants.
Mélina poursuivit :
— Je n’y aurais pas pris garde si je n’avais pas constaté que tous les documents concernant ce temple ont disparu des archives du Sénat. Nous supposons que maître Palarkos détenait les originaux dans sa demeure, mais ils ont été détruits lors de l’incendie. J’ai donc fait rechercher des manouvriers ayant travaillé sur le chantier. Nous en avons retrouvé quelques-uns, qui nous ont fait des révélations étonnantes. D’après eux, ce monument est d’une conception entièrement nouvelle ; cependant, aucun d’eux n’est capable de le décrire avec précision. Ils n’ont fait qu’assembler certaines pièces. Une chose m’a surprise : la majorité de l’équipe chargée de la construction du monument était étrangère à Poséidonia, notamment tous les chefs de chantier.
— As-tu une idée de leur origine ?
— Aucune ! J’ai pensé qu’ils pouvaient venir de Delphes, qui est réputée pour ses bâtisseurs. Mais les manouvriers sont formels : ils n’appartenaient pas à l’Empire. Ils venaient des colonies, mais nous ignorons lesquelles.
Astyan demeura songeur. Une telle pratique était incompréhensible et inutilement coûteuse. L’Atlantide possédait les meilleurs artisans du monde.
— Que sont devenus ces hommes ?
— J’ai ordonné à la garde impériale de les rechercher, intervint Oldma. Mais impossible de les retrouver. Ils semblent s’être évanouis dans la nature.
— Alors, ce sont peut-être eux qui ont tué l’architecte et les siens, avança Mélina.
Astyan la félicita.
— J’ai l’impression que tu as mis au jour une affaire importante. Où se trouve ce temple ?
— Sur le plateau de Fa’ankys, au-delà de la vallée de Nysa.
— La vallée des vignobles ! ajouta Oldma, qui aimait autant le vin que les danseuses. C’est un bel endroit.
— Mais le plateau situé au nord est une terre aride et rocailleuse, précisa Mélina. Personne n’y vit, pas même les bergers.
— Nous nous y rendrons dès demain, déclara Astyan. Ce temple a sans doute un rapport avec la secte des Serpents.
— Un artisan qui a travaillé sur le chantier est disposé à nous conduire là-bas, précisa Mélina. Son nom est Marakis. Je vous accompagnerai, si vous le désirez.
— Tu seras la bienvenue.
Le lendemain, Astyan, Anéa, Oldma et Mélina s’embarquaient à bord d’un glisseur, un véhicule tout-terrain à plaques répulsives antigravité, capable de franchir n’importe quel obstacle, y compris un cours d’eau. Deux gardes et Marakis, l’ouvrier, les accompagnaient.
Piloté par Astyan, le glisseur emprunta tout d’abord la piste de la Kaïrnâ, puis obliqua vers le nord, en direction de Nysa. Une rivière, affluent de l’Acheloos, traversait la vallée, recouverte d’une terre noble propice à la culture de la vigne. De nombreux villages de vignerons jalonnaient la piste. De part et d’autre, les coteaux se couvraient de plants sagement alignés et taillés, dont on tirait les plus grands crus de Poséidonia.
Le plateau de Fa’ankys s’étendait bien au-delà de la vallée, dont il était séparé par une succession de collines arides au relief accidenté. Quittant la piste millénaire qui reliait Nysa à la capitale, le glisseur se lança dans un défilé rocailleux qui menait vers les hauteurs. Le soleil inondait les lieux d’une lumière éblouissante. Astyan s’étonna du chemin que lui conseillait l’artisan.
— Je ne vois aucune route. Par où acheminiez-vous les matériaux ?
— Maître Palarkos en a fait construire une de l’autre côté du plateau, reliant le chantier à un petit port de l’Acheloos, où l’on charriait les blocs de pierres. Mais elle nous obligerait à un trop grand détour.
— Pourquoi Palarkos a-t-il voulu édifier ce temple aussi loin ?
— Il n’a jamais fourni la moindre explication. Comme il payait grassement, nous ne posions pas de questions. Les riches ont parfois des idées étranges.
— L’emplacement était-il favorable ?
— J’ai étudié les lieux, par curiosité. J’ai découvert un nœud de forces telluriques particulièrement puissantes, qui en faisait un endroit privilégié pour la construction d’un temple consacré à Raâ. Mais il existe des conjonctions bien plus importantes à Poséidonia même.
Anéa se tourna vers Mélina.
— Sais-tu ce qu’il comptait faire de ce temple ?
— Les documents prévoyaient son inauguration lors de l’équinoxe de l’année prochaine. Il était presque achevé, hormis les décorations intérieures. Mais la mort de maître Palarkos a arrêté les travaux. Depuis plus de quinze jours, personne n’est retourné là-bas.
Marakis ajouta :
— Le plus étrange, c’est qu’aucun de nous n’a jamais eu accès aux plans. Lorsque j’avais besoin de renseignements, je devais toujours m’adresser à un contremaître. Je suis pourtant un spécialiste de la pierre.
— C’est plutôt inhabituel, en effet.
— J’ai participé à la construction de beaucoup de demeures. On ne m’a jamais caché les plans. Mais là, il semble qu’on ait voulu nous dissimuler quelque chose. C’est peut-être pour cela qu’il avait choisi un lieu si éloigné.
Il hésita, puis poursuivit :
— Parfois, je me suis demandé si ce temple n’était pas maudit. Un jour, un manouvrier a été écrasé par la chute d’un madrier. Et… je me rappelle à présent qu’il avait vu les plans, tout à fait par hasard. Il m’en avait parlé. Seigneur, penses-tu qu’il ait été tué à cause de ça ?
— Ce n’est pas impossible. J’ai hâte de voir à quoi ressemble ce fameux temple.
Depuis qu’ils avaient quitté la riante vallée de Nysa, la végétation s’était clairsemée. Le sol acide ne favorisait pas la vie. Franchissant une succession d’ondulations rocailleuses, le défilé s’élevait lentement vers le sommet. Malgré l’irrégularité du sol, le glisseur progressait souplement, porté par les champs répulsifs, qui se traduisaient par une vague luminescence orangée à la base de la coque.
Par endroits, le défilé s’élargissait en une combe herbeuse, sur laquelle s’ouvrait une nouvelle gorge étroite où s’engouffrait le glisseur. Ils avaient parcouru plus de vingt angles depuis la capitale. À part un petit village de bergers situé au pied du massif rocailleux, ils n’avaient plus rencontré âme qui vive depuis Nysa. Enfin le glisseur déboucha sur une vaste étendue désertique balayée par des vents secs. La végétation se composait de plantes cactées et d’arbustes décharnés. Les seuls animaux étaient des reptiles, des scolopendres géantes et des rongeurs fouisseurs.
À moins de deux milles[9] ils découvrirent la piste rudimentaire construite pour les besoins du chantier. Elle les mena jusqu’à une dépression circulaire au centre de laquelle se dressait une construction étrange, dont la pierre noire contrastait avec la rocaille claire du plateau.
— Du basalte, commenta Marakis.
Astyan arrêta le glisseur à proximité de l’édifice. Tous descendirent de l’appareil, stupéfaits par la taille imposante du temple, qui devait dépasser cent coudées de hauteur. Il ne ressemblait à rien de connu. De forme vaguement pyramidale, la base composait une étoile à cinq branches dont le rayon devait atteindre les quatre-vingts coudées. Le monument était presque achevé. Il se hérissait encore d’échafaudages, dont certains avaient été malmenés par les vents violents du désert. Contrairement aux autres bâtiments de Poséidonia, on n’avait pas utilisé de blocs en queue d’aronde destinés à lutter contre les mouvements de terrain.
— La construction de cet édifice a dû nécessiter une fortune colossale, dit Astyan. Tu dis qu’il l’a financée sur ses propres biens ? demanda-t-il à Mélina.
— Je l’ignore. Sa richesse était considérable. Mais les documents comptables ont disparu eux aussi.
— Donc nous ne saurons jamais si quelqu’un l’a aidé financièrement.
À l’ouest s’ouvrait une porte, située à l’extrémité d’une branche de l’étoile. L’ouverture, de forme triangulaire, donnait sur un couloir où régnait une pénombre quasi totale par rapport à la lumière crue du soleil. Malgré l’altitude, la température était anormalement élevée. Anéa éprouvait un malaise étrange, qu’elle ne parvenait pas à analyser. Mentalement, elle sonda le monument.
— C’est curieux, dit-elle à Astyan. Un moment, j’ai eu l’impression que les lieux étaient occupés. Comme si quelqu’un essayait de se dissimuler derrière un écran mental. Mais non… il n’y a rien.
Astyan se tourna vers les gardes.
— Vous allez rester près du glisseur. Tenez-vous prêts à partir.
Ils s’approchèrent avec circonspection du porche triangulaire. Tous avaient en mémoire l’incendie spectaculaire de Karinatos. Mais un rapide sondage mental leur confirma que le temple ne comportait aucune trace de la matière inflammable. Ils pénétrèrent prudemment à l’intérieur des lieux. Les murs sombres étaient nus ; le couloir, de section trapézoïdale, menait vers une salle centrale à l’architecture étrange. Un habile jeu de miroirs amenait la lumière solaire au cœur de l’édifice, révélant une structure mystérieuse. Sur le sol s’étalait une immense étoile à cinq branches, en dallage de marbre blanc et noir. Au-dessus, à mi-hauteur, un assemblage géométrique insolite la surplombait, au centre duquel se trouvait une sphère de cuivre.
Astyan retint Anéa par le bras. La structure l’intriguait.
— Reste là. Il y a quelque chose d’étrange dans cet assemblage, dit-il.
Mais soudain, tout alla très vite. Poussé par la curiosité, Marakis s’avança sans méfiance à l’intérieur du périmètre du pentagone. Il avait à peine fait quelques pas qu’une lueur éblouissante déchira la demi-pénombre du temple. Un hurlement terrifiant se répercuta sous les voûtes. Aveuglés, les Titans et leurs compagnons reculèrent. Lorsqu’ils recouvrèrent la vision, ils ne purent retenir un cri d’horreur : il ne restait du pauvre artisan qu’un amas de chair carbonisée. Mélina se détourna pour vomir.
— De la foudre en boule ! murmura Astyan. Si nous avions approché cette maudite étoile avant lui, nous aurions été tués sans rien comprendre.
— Mais que s’est-il passé ? demanda Oldma, dont les yeux brûlaient.
— Tais-toi ! lui intima soudain Anéa. Quelqu’un arrive.
Ils se dissimulèrent derrière un pilier. Mélina et l’argonte étaient plus morts que vifs. Astyan plaqua sa main sur la bouche de la jeune femme pour l’empêcher de crier.
Quelques instants plus tard, quatre silhouettes vêtues de sombre apparurent, provenant d’une autre galerie. Elles s’arrêtèrent en limite de l’étoile et constatèrent la mort de l’artisan. L’un d’eux lâcha un juron et regarda avec inquiétude autour de lui.
Astyan souffla :
— Mélina et Oldma ! Ressortez du temple immédiatement !
Tandis qu’ils s’exécutaient, Anéa et lui bondirent en direction des inconnus, qui s’enfuirent aussitôt par la galerie d’où ils étaient sortis. Une poursuite s’engagea, mais les fuyards ne pouvaient rivaliser avec la rapidité des Titans. Sur le point d’être rattrapé, l’un d’eux s’arrêta et fit face, un long poignard à la main. Il porta un coup violent en direction du ventre d’Astyan. Malgré ses réflexes, celui-ci ne put éviter la lame acérée. Une douleur aiguë lui vrilla l’abdomen. Furieuse, Anéa saisit l’individu à la gorge et lui rompit les vertèbres d’un coup sec. L’homme s’effondra sur le sol, sans vie. L’instant d’après, deux silhouettes se ruaient sur elle. Le combat fut court et violent. Les inconnus luttaient au mépris de leur propre vie. Cependant, au fil des millénaires, les Titans avaient développé un art du combat à mains nues dont la fonction essentielle était l’équilibre du corps, mais qui pouvait aussi se révéler à l’occasion extrêmement efficace. Anéa ne laissa aucune chance à ses adversaires. Rapidement les deux guerriers s’écroulèrent, les reins brisés. Astyan, blessé, n’eut pas le temps d’intervenir. Le visage crispé par la douleur, il déclara :
— Je constate que tu n’as pas perdu la main !
— Tu es blessé !
— Cela ira !
— Je suis stupide ! Il aurait mieux valu en capturer un vivant. Mais je n’ai rien pu faire. On aurait dit qu’ils ne s’appartenaient plus.
— Il en reste encore un. Viens !
Il l’entraîna vers un escalier qui s’enfonçait dans les entrailles du temple. Quelques secondes plus tard, ils débouchaient dans une crypte sombre. Le quatrième homme se tenait devant un appareil mystérieux, dont il venait de déclencher le mécanisme. Il leva la main pour les arrêter et hurla :
— Il est trop tard. Vous allez périr avec moi !
Puis, sans attendre de réponse, il se concentra brièvement. L’instant d’après, sa tête explosa littéralement. Le corps décapité s’écroula lentement sur le sol. Écœurés, les Titans se penchèrent sur le cadavre.
— Encore ce maudit implant, grogna Astyan. Nous ne saurons jamais qui sont ces individus.
Anéa s’approcha de l’appareil. Puis elle recula, effrayée.
— Astyan ! Ce sont des pierres de feu ! Il vient de déclencher un système d’autodestruction du temple. Tout va exploser dans quelques instants.